Voici la transcription (1) d’une
lettre qu’Auguste aurait envoyée à ses parents au printemps 1872 (en juin
selon son petit-fils Guy Le Bourdais), après qu’il eu récupéré de son naufrage et qui vient corriger plusieurs faits ancrés dans la légende qui y est reliée. Auguste a alors 29 ans, il s'ennuie et éprouve le besoin de raconter son aventure à ses parents et dans sa langue maternelle.Combiner l'audio, à la lecture de la lettre d'Auguste Le Bourdais :
« Chers et bons parents,
Ces quelques mots sont pour
vous faire assavoir l’état de ma santé qui est assez bonne, mais comme je vous
avais dit sur l’autre lettre que je m’étais gelé, je suis dans une situation
assez triste. J’ai perdu les deux pieds qui me sont tombés dans le commencement
de janvier. J’ai la vie seule qui a été ma consolation Dieu merci, car vous
savez peut-être à présent que le jour du 28 novembre 1871, qu’on a fait côte
qui était le mardi soir. Tout l’équipage s’est perdu ainsi que le pauvre D’Assise
que vous pouvez prier le Bon Dieu pour lui et le faire recommander aux prières
du prône. Le temps était si terrible que je ne vous dirai point ce qui en suit,
seulement moi qui me suis sauvé et la vie m’a coûté cher. J’ai vu la mort de
proche de moi. Le lendemain après avoir passé la nuit sur le bâtiment qui était
en partie défait, ce fut que vers le soir que je vins à terre sur les débris.
La neige épaisse qu’il faisait m’empêchait de voir dans quel endroit où on
pouvait être, de sorte que je ne savais pas quel côté prendre, et je vous
assure que quand on roule à terre avec la mer et quand la connaissance nous
revient qu’on est dans le frazi (2) à terre parmi la glace et les bois sur le
rivage son butin gelé sur soi, on n’est pas chaudement et avec cela la faim et
la soif qui me dévoraient, et mes forces étaient presque épuisées de m’être tenu
si longtemps sur le bâtiment qu’il ne se passait pas cinq minutes sans que la
mer veuille m’emporter, et ce qui arriva aussi que la mer m’emporta. Pour aller
au plus court depuis le mercredi au soir jusqu’au dimanche, le mauvais temps
continua toujours avec violence je passai ce temps-là sur la dune de sable qui
est entre la Grosse Île et l’Étang du Nord (papa doit connaître cela) à l’abri
du vent, sans voir personne, la neige qui tombait sur moi et mon butin gelé,
sans feu, couché sur la terre, la seule nourriture que je pouvais recueillir
était de la neige, rien sur la tête. Je m’apercevais que mes forces
diminuaient, mes bottes gelées dans mes pieds et les pieds gelés dans mes
bottes, j’étais à peine capable de me tenir debout. J’essayais de marcher, je
tombais, je marchais à quatre pieds dit-on, sur les mains et les genoux. J’avais
les mains enflées d’environ un pouce d’épais.
Les places qu’il y avait un peu
de neige je restais des cités de temps sans pouvoir me grouiller, attendant la
mort, mais elle ne venait point. Toujours le courage à la vie, les nuits du
mercredi, jeudi, vendredi et samedi furent des nuits terribles pour moi dans
pareil endroit avec une neige épaisse, un vent terrible et un froid extrême. Ce
fut que le dimanche que le temps s’est éclairci. Je voyais des maisons mais j’avais
perdu mes forces et je ne pouvais m’y rendre ni être vu. Je ne savais à quel
Saint me recommander, et je vis un homme de très loin. Ne pouvant être entendu
par mes cris, je me dirigeai vers lui quand je vis une fumée à une certaine
distance. Le courage me revint et je parvins à m’y rendre seul, et de là, je
fus transporté aux maisons où j’ai perdu les pieds et bien manqué de mourir.
Les mois de décembre et janvier on était obligé de m’asseoir et de me lever
quand j’avais besoin. L’hiver a été dur pour moi, je vous assure. Voilà six
mois que je suis sur un galetas de paille, pas capable de marcher ni seulement
pouvoir supporter mon genou sur mes pieds. À l’heure qu’il est je crois bien
que je ne descendrai pas à l’Islet. J’irai à l’hôpital en arrivant à Québec,
car jamais je ne pourrai retourner à la mer, et je ne serai pas capable de
travailler de sitôt. Je ne suis point parti avec le paquebot car il faut que j’attende
la Canadienne pour que le Gouvernement paye mes dépenses cet hiver et m’envoie
à l’hôpital m’achever de guérir. Il n’a pas été sauvé un morceau de butin ni un
homme sur dix qui sont noyés de manière que j’ai seulement le butin que je me
suis sauvé avec. Je pensais bien que la Canadienne serait ici à présent, les
journées sont longues presque toujours seul assis sur mon lit dans une chambre,
quand je vois quelques-uns, c’est des étrangers. Il faut que la Providence
vienne à moi sans cela je ne sais pas ce que je vais devenir. Je ne dis plus
rien sur ce papier car il est impossible d’écrire sur le papier ça serait trop
long. Ecrivez-moi à Québec. Adressez comme ceci : Messirs Julien & Frères,
rue St-Paul, Basse-Ville, Québec, pour remettre à Auguste Le Bourdais. Ça fait
qu’à mon arrivée je saurai de vos nouvelles et dites-moi de quelle situation
vous êtes, j’espère monter dans ce mois-ci, le printemps a été terriblement dur
ici il y a encore de la glace à l’entour des Îles. Compliments à ceux qui s’informent
de moi, parents et amis. Au plaisir de se revoir encore.
Votre tout dévoué fils,
Auguste
Je m’ennuie beaucoup, parler l’anglais
ça m’étrangle, et le dedans qui a été tant malmené cet hiver ça m’échauffe. Je
bois de l’eau, ça vient à se passer quand je dors il y a que dans ce temps-là
que je m’ennuie pas. Je pensais toujours être bien pour pouvoir marcher, mais c’est
autrement. J’attends la Canadienne d’un jour à l’autre. J’ai su par le commis
de la malle qu’il avait parlé à Louis Fortin de Pictou et qu’il vous avait
télégraphié de suite. Si j’avais cru être aussi longtemps ici je vous aurais
dit de m’écrire. La fin de mon papier. J’ai su qu’il y avait six naufrages sur
l’Anticoste et que la Canadienne y était allée au lieu de venir aux Îles de la
Madeleine.
Auguste (3) »
(1) La ponctuation et le choix des mots n'ont pas été retouchés
(2) Frazi ou frasil : ce mot des Îles vient peut-être de l’anglais freeze. Il rappelle également le mot picard friselis. Il désigne un état entre l’eau et glace lors des premiers gels, sous forme de fine pellicule ou de morceaux épars (référence Chantal Naud, Dictionnaire des régionalismes des îles de la Madeleine, Québec Amérique, 2011, p.134)
(3) Guy Le Bourdais, Histoires oubliées de Guy à Gaudiose à Auguste à...Nous restituent le charme troublant d'époques disparues. Québec, Éditions AGMV Marquis, 2004, p. 116-117.